Le dernier hiver du Cid

Résumé

Il y a soixante ans, le 25 novembre 1959, disparaissait Gérard Philipe. Il avait trente-six ans. Juste avant sa mort, ignorant la gravité de son mal, il annotait encore des tragédies grecques, rêvait d’incarner Hamlet et se préparait à devenir, au cinéma, l’Edmond Dantès du Comte de Monte-Cristo. C’est qu’il croyait avoir la vie devant lui. Du dernier été à Ramatuelle au dernier hiver parisien, semaine après semaine, jour après jour, l’acteur le plus accompli de sa génération se préparait, en vérité, à son plus grand rôle, celui d’un éternel jeune homme.

Auteur (e) (s) (es)

Jérôme Garcin

A propos de (s) auteur (e) (s) (es)

Jérôme Garcin est né en octobre 1956. Après une khâgne au lycée Henri IV et des études de Philosophie à la Sorbonne, il entre aux Nouvelles littéraires. Puis, de 1981 à 1987, il anime des émissions littéraires sur FR3, notamment Boîte aux lettres. Mais Jérôme Garcin s’impose principalement dans la presse écrite. Successivement directeur de la rédaction de L’Événement du jeudi et rédacteur en chef à L’Express, Jérôme Garcin est, depuis 1996, chef du service culturel du Nouvel Observateur. Directeur général de Onet Suisse, il anime et produit également l’émission Le Masque et la Plume, sur France Inter.Écrivain, Jérôme Garcin est l’auteur d’essais : Pour Jean Prévost (Gallimard, 1994), Littérature vagabonde (Flammarion, 1995) ; de récits : La Chute de cheval (Gallimard, 1998), Barbara, claire de nuit (La Martinière, 1999), Théâtre intime (Gallimard, 2003) ; de romans : C’était tous les jours tempête (Gallimard, 2001) et de livres d’entretiens. Jérôme Garcin a publié ces derniers temps, Chevaux du bout du monde (Éditions du Chêne, 2006) et Chevaux des Bords de Mer (Le Chasse-Marée, 2007). Jérôme Garcin a également dirigé le Dictionnaire des écrivains contemporains de langue française, par eux mêmes, aux éditions Mille et une nuits, en 2004.

Critique littéraire du Monde des Livres par Xavier Houssin parue le 21 novembre 2019

Le 25 novembre, cela fera soixante ans que disparaissait Gérard Philipe. En pleine célébrité. En pleine jeunesse (il n’avait que 36 ans). Laissant la France endeuillée et stupéfaite. L’acteur incarnait en effet l’espoir, l’appétit, l’intelligence d’une foisonnante décennie d’après-guerre. Il avait déjà joué dans plus de trente films, de La Beauté du diable (1950) à Fanfan la Tulipe (1952) ou au Rouge et le Noir (1954). Et, surtout, au TNP, avec Jean Vilar, il avait été le Rodrigue du Cid, le Frédéric du Prince de Hombourg. Après des tournées à l’étranger, au Canada, aux Etats-Unis, il était devenu une vedette internationale. Il avait été fauché d’un coup. « Nous ferons en sorte que ta courte gloire soit assez puissante pour être longue », avait dit Cocteau en apprenant son décès. Notre époque, pourtant si friande de commémorations, ne semble pas vraiment avoir retenu cet anniversaire. Heureusement, il y a les livres.

Indéfinissable inquiétude

Jérôme Garcin publie le très intime journal de la maladie et de la mort de Gérard Philipe. De ses moments extrêmes, de son temps compté. Une chronique sobre et émouvante qui va d’août à novembre 1959. Cet été-là, il est en famille à Ramatuelle (Var) avec Anne, son épouse, et leurs deux enfants, Anne-Marie, 4 ans et demi, et Olivier, 3 ans. Il revient du tournage, au Mexique, du film de Buñuel La fièvre monte à El Pao. Et il est incroyablement fatigué.

Lui que l’incessant travail, l’effervescence de son métier, les rôles, les voyages, les engagements militants auraient plutôt tendance à doper, voilà que depuis quelques semaines un rien l’épuise. Il se traîne. Il dort mal. Sans parler de ces douleurs, de ce poids dans le ventre, de ces démangeaisons, de ces nausées. Il s’inquiète. Anne aussi. Tous deux cherchent à s’apaiser l’un l’autre. Ce n’est rien. Ça ira mieux. Une indéfinissable inquiétude commence cependant à s’installer. Au point que Gérard demande à son grand ami, son complice, le poète Georges Perros, de venir le rejoindre dans le Midi. « Tu es le seul qui pourrait me donner ma température. Et je crois et je sais que je suis malade. » Perros ne pourra pas venir. Ils ne se reverront jamais.

Dans le glacé

Le Dernier Hiver du Cid est un récit où les saisons se mêlent pour se confondre en une seule, ultime. Et s’engourdir dans le froid, le glacé. On pense au poème d’Apollinaire : « Automne malade et adoré/ Tu mourras quand l’ouragan soufflera dans les roseraies/ Quand il aura neigé/ Dans les vergers. » Terrible mois de novembre. Le 5, Gérard Philipe, rentré à Paris depuis peu, est admis à la clinique Violet dans le 15e arrondissement.

Le professeur François de Gaudart d’Allaines l’opère. Il s’est voulu rassurant : il s’agit probablement juste d’un abcès au foie. Au fond, il n’en est pas bien sûr. L’intervention va révéler un cancer hépatique très étendu. Le patient est perdu. Il s’agit, au mieux, de quelques mois de sursis. Ce sera deux semaines. Anne va accuser le coup de cette sentence. « A René et Bronia Clair, Pierre et Aline Vellay qui patientent toujours dans la salle d’attente, elle apparaît, livide, et leur dit : “Il est fichu. Mais je veux qu’il l’ignore. Vous m’y aiderez, n’est-ce pas ?” Elle pleure, enfin. »

Troublantes coïncidences

Magnifique texte, en pudeur, en enveloppements doux, qui, dans la relation de cette tragédie de silences et de sourires, d’efforts et d’amour, retisse toute une vie aux instants mêmes où elle se défait. Il fait écho à celui, si tendre, qu’écrivit sur son mari Anne Philipe en 1963 (Le Temps d’un soupir, Julliard). On sait la proximité de Jérôme Garcin à ce destin : en 1979, il a épousé Anne-Marie, « l’infante du Cid », l’orpheline, qui, bien sûr, est la dédicataire de ce Dernier Hiver…

Mais il existe également de troublantes coïncidences. Dans le syndrome de Garcin (Gallimard, 2018), on apprenait que Gaudart d’Allaines, le chirurgien de Gérard Philipe, se trouvait, étrangement, être le grand-oncle de l’écrivain. Comment ne pas croire aux signes ? Ainsi, chez lui, tout se lit en correspondances, en allers-retours. On va à gué de La Chute de cheval (Gallimard, 1998) à Théâtre intime (Gallimard, 2003), à Olivier (Gallimard, 2011). De Bleus horizons (Gallimard, 2013) au Voyant (Gallimard, 2015). Histoires de familles et de parentés. Jérôme Garcin est l’écrivain des vies brèves, des deuils apprivoisés. Des âmes aimantes. Et des souvenirs pieux. Ceux qu’on écrit. Qu’on glisse dans les livres pour ne pas oublier. Jamais.

Date de parution

Collection Blanche, Gallimard
Parution : 03-10-2019