Un père à la plancha

Résumé

« Les cartes parlaient très bien selon elle, parlaient de mieux en mieux. La voyante les caressait comme si c’étaient des chats et les cartes ronronnaient et faisaient le gros dos. J’ai fini par dire que j’écrivais, que je voulais devenir écrivain. Les cartes se sont étirées. Elles étaient désolées mais avec le tirage qui était le mien, elles ne pouvaient pas faire de moi un écrivain. Au mieux, j’écrirais peut-être un livre de cuisine ».
Composé pour déjouer (ou accomplir) les prédictions d’une cartomancienne, Un père à la plancha raconte un père, mais un père affaibli, un père des dernières années, un père qui n’est plus vraiment un père. Le fils, cuisinier au Palais des Burgers, vient d’apprendre sa mort. Il rêve, il rêve déjà au livre ; les premières phrases naissent au-dessus d’une plancha ruisselante, dans l’odeur des graisses et le crépitement des cuissons.
A Toulouse le soleil brille et le service commence…

Auteur (e) (s) (es)

Samuel Poisson-Quinton

A propos de (s) auteur (e) (s) (es)

Samuel Poisson-Quinton a réalisé plusieurs courts métrages et documentaires. Il propose une lecture vidéo de son premier roman.

Date de parution

L’arbalète Gallimard PARU LE : 10/01/2019

Chronique paru dans Le Monde des livres le 15 février 2019 

Claro respecte le deuil de Samuel Poisson-Quinton.

Comment ça se perd, un père ? Un jour un peu trop gris, une nuit d’hiver, ou bien avant, et le soleil pareil à un marteau ? Et si ça se perd, un père, comment, sans tout faire brûler, le retrouver ? Les livres ne sont pas des cimetières, ne sont pas non plus des fêtes foraines, même si les pères morts y oc­cupent de très nombreuses parcelles où leurs souvenirs élucubrent et s’époumonent, où leur ombre d’abord s’étire puis s’étrécit, et un peu de nous avec. Le père mort, je veux dire une fois le père mort, il faut parfois lui écrire, du moins lui envoyer quelque chose, lui laisser quelque chose, se tâter et se palper en quête d’une empreinte laissée par ses mains, d’un creux oublié par ses gènes, d’une pâleur qu’auraient léguée ses absences.

En mourant, le père ne peut s’empêcher de surprendre, de nous surprendre non à l’instant où on s’y attend le moins, mais à l’instant où, tout entier à notre corps occupé, on n’y pensait pas, pas vraiment. En mourant, le père nous ­interrompt. Il rompt. Quoi ? Nous ? Non, pas entièrement, pas seulement. Il rompt un fil, qu’ aussitôt nous rembobinons, et voici des nœuds, voilà des en­trelacs, il faut tirer ici, relâcher là, c’est comme un travail, le jour tombe et on n’y voit guère, ou alors le soleil : pareil à un marteau, et quelle enclume autre qu’un livre ? Un père à la plancha, ­premier roman de Samuel Poisson-Quinton, parle, je crois, de l’anatomie de ce moment-là. léguée ses absences.

Pas une enclume, mais une plancha. Oui, puisque celui qui parle dans le livre travaille dans un restaurant, s’active aux cuisines, où il grille, saisit, retourne, enfourne, émulse, bat, fouette, en un furieux etcétéra grésillant et, il faut bien le dire, abrutissant. On est à Toulouse, il fait beau, Rémi Fraisse est mort et les CRS, surprise, cognent rossent saignent. Pourtant, il faut y aller. Où ça ? Au Palais des burgers. Alors qu’une infirmière vient de vous apprendre, via le coquillage du téléphone, que votre père est mort – et plus jamais le bruit de la mer. « En cuisinant ce matin-là au restaurant, en cuisinant tout en désirant à tout prix cesser de cuisiner, bien des pensées m’ont traversé l’esprit, en fines gouttes, des pensées qui, prises entre le pouce et l’index, se transformaient en petits fils lorsque j’écartais les doigts, des pensées s’allongeant sans se rompre, devenant plus visqueuses, épaisses et plus résistantes, des pensées roulables entre l’index, le pouce et le ­majeur, formant de petites boules molles et souples, des pensées de plus en plus ­consistantes, de plus en plus fermes, des pensées se durcissant en émettant de légers craquements, se fêlant, cassant net au contact de l’eau, ou bien se colorant, noircissant rapidement jusqu’à émettre une fumée âcre et irritante. »

La pensée, dès qu’assaisonnée à la mort, subit d’intéressantes réactions chimiques, et sans doute ce récit, à l’instar des plats qui y sont préparés de page en page, tient-il de la cuisine, une cuisine ­intime, où chaque ingrédient retient un peu du sang de celui qui œuvre à sa transformation.

Le narrateur contient en lui la nouvelle de la mort de son père. Difficile à digérer. Doit-il la partager ? Il appelle sa mère, ­raccroche. Envisage d’en parler à une vieille dame assise sur un banc, se retrouve aux côtés de la Mort elle-même qui, distraite par des écoliers, le laisse à sa torpeur – « La Mort a fait pivoter sa tête en direction des enfants qui se sont engouffrés dans une ruelle. Ses pièces buccales frémissaient. » Bref, la vie continue, n’attache pas tant que ça au fond de la casserole du quotidien, les gens vont et viennent, et le fils au père mort n’a plus qu’à laisser rissoler les souvenirs. Une pêche à l’espadon qui fait du père un héros d’Hemingway, un séjour à Sainte-Anne où il reste en cale sèche, « riant de lui-même, d’un rire jaune nouveau chez lui, triste, aux nuances subtiles, dont le dépit éclatait dans une lumière blafarde ». Le père était psychiatre, puis le temps aidant il change de camp, devient patient, mais patient impatient, qui parfois fugue, souvent délire, on l’interne alors dans l’Aube, et non, ce n’est pas une métaphore, le crépuscule est là, bien là.

Qu’est-ce qui fait qu’un récit de deuil s’arrache au socle commun pour devenir un peu plus qu’un récit de deuil, ou ­plutôt autre chose ? Samuel Poisson-Quinton procède par alternances, à calme cadence, avec légèreté, les moments en cuisine, les souvenirs, les pensées, et chaque fois, il laisse apercevoir l’os, l’essentiel, évitant les formules mais forçant les expressions à dire vrai : « Comme c’était devenu incongru et déplacé de prendre de ses nouvelles (c’était comme s’enquérir d’une jambe amputée) (…). » La réflexion se change en reflet, le reflet réveille une autre lumière, changement de plan, on passe d’une marine avec femme en bleu à la flamme bleue d’un brûleur, et déjà les saveurs échangent, « parsemer de graines de sésame ­torréfiées, sortir mon père et les deux à point du four, agencer les merlus, napper de sauce », déjà la magie opère, à vif et point nommé.

Un père à la plancha laisse à penser que Samuel Poisson-Quinton a trouvé, dans l’écriture d’un drame intime, une clé ­précieuse, qu’on lui envie déjà.