Titre

Juste la fin du monde

Réalisateur – interprètes

Film canadien de Xavier Dolan avec Gaspard Ulliel, Nathalie Baye, Vincent Cassel, Marion Cotillard, Léa Seydoux (2016).

Synopsis

Louis, écrivain à succès, sent que sa fin est très proche. Le jeune homme traverse le monde en avion pour retrouver son pays natal et annoncer la terrible nouvelle à sa famille. Mais, à peine arrivé chez les siens qu’il n’a pas vus depuis douze ans, Louis sent que l’atmosphère est particulièrement électrique. Alors que sa mère tente nerveusement d’organiser une réunion familiale comme dans le passé, Antoine, son frère, se montre très agressif, tandis que Suzanne, sa soeur, semble dépassée par les événements. Seule Catherine, la discrète épouse d’Antoine, donne l’impression de comprendre Louis…

La critique du Monde 

Publié le 20-09-2016  

Le film est un traité clinique de la folie familiale, une saisissante coupe in vivo de l’égarement de l’amour.

Deux veines irriguent à ce jour le corps cinématographique du jeune Xavier Dolan, spécialiste postmoderne des amours impossibles. La première est pop, opératique, colorée comme une bulle de chewing-gum qui laisse fuser l’amertume quand elle éclate. On aura reconnu Les Amours imaginaires (2010) ou Laurence Anyways (2012). La seconde est sobre, concise, tranchante comme une lame. Le tournage serré, la tentation du huis clos, le chromatisme éteint servent un propos plus ostensiblement sombre, si ce n’est cruel et désespéré. Tom à la ferme (2013) en fut un bel exemple, qui mettait en scène, d’après la pièce de théâtre de Michel Marc Bouchard, un jeune publiciste de la métropole venu rendre un dernier hommage à son amant dans la ferme familiale, où il se heurtait en une épreuve passablement perverse au frère du défunt, psychopathe puissamment homophobe.

On ne peut manquer d’être frappé, découvrant aujourd’hui Juste la fin du monde, par la proximité de manière et de propos qui relie les deux films. Adapté de la pièce de théâtre éponyme de Jean-Luc Lagarce, écrite en 1990, cinq ans avant que l’auteur ne succombe aux effets du sida, ce récit évoque, de manière ô combien ironique et déchirante, celui du retour du « fils prodigue » dans sa famille. Louis (Gaspard Ulliel), écrivain à succès, y revient quant à lui après douze années d’absence. Il y retrouve sa mère (Nathalie Baye), son frère (Vincent Cassel) et sa femme (Marion Cotillard), sa sœur (Léa Seydoux). Se sachant condamné par la maladie, il vient annoncer sa mort imminente, mais repartira, quelques heures plus tard, sans avoir pu le faire, le cœur plus lourd, à moins que ce ne soit l’inverse, qu’à son arrivée.

Une suite d’apartés

Qu’on ne nous tienne pas rigueur de la révélation, tant elle est au fond négligeable : le film tient tout entier dans l’entre-deux, c’est un traité clinique de la folie familiale, une saisissante coupe in vivo de l’égarement de l’amour au profit de l’ambiguïté et du ressentiment. Le cinéaste ménage, pour ce faire, une suite d’apartés du « revenant » avec chacun des membres de la famille, et une scène collective d’anthologie, autour d’une tablée qui vire au fiel. Formellement, le film fait se rencontrer quelque chose qui tiendrait de l’hyper-cinéma (caméra en mouvement, gros plans) avec de l’hyper-théâtre (une manière de faire tenir l’intrigue dans le langage plutôt que dans l’action proprement dite).

Concrètement, les personnages, comme les acteurs qui les incarnent, se posent là. La mère, ongles bleus, tailleur brodé de satin rouge, breloques, pendentif et carré possiblement postiche, est une femme qui ratiocine, enfermée dans la boucle temporelle d’un bonheur familial passé dont on a quelques raisons de se demander s’il a jamais existé. Le frère, brute matoise et obtuse, est un pervers qui passe son temps à se prétendre victime des autres pour mieux s’exonérer de la torture qu’il inflige à son entourage. La belle-sœur est une gourde de bonne volonté, qui cherche ses mots pour ne pas nommer la souffrance qu’il y a à partager la vie de cet homme. La sœur est une jeune fille mal dans sa peau, en guerre ouverte avec son psychopathe de frère, dont le rêve ultime semble consister à conduire la voiture familiale.

Point commun de la tribu : tous ont de bonne foi le sentiment que Louis – qui a sans doute commis la faute de ne plus vouloir entrer dans ce jeu – est la cause de leurs maux et l’accablent à tour de rôle, dans une concertante et d’autant plus terrifiante déraison.

Seul avec sa souffrance

Sans doute ne passe-t-on pas très loin du morceau de bravoure, avec galerie de monstres sanctifiant, par contraste, le héros sensible élevé au rang de martyr. Certains connaisseurs de Lagarce, croisés à l’issue de la projection, et qui ne reconnaissent ici ni l’univers ni la langue du metteur en scène, semblent d’ailleurs s’en offusquer. Xavier Dolan prétend quant à lui être resté au plus près des dialogues originaux. Eternel problème de l’adaptation. L’essentiel n’est sans doute pas là. Il tient plutôt dans le fait que le film parvient à ménager, malgré sa férocité, une possibilité d’entrer dans le sentiment, aussi faussé serait-il, de chaque personnage. Tourné comme à travers la ouate d’un mauvais rêve utérin, le film nous fait entendre la cacophonie feutrée des dialogues qui ne se nouent jamais et qui finissent par s’assourdir dans l’épuisement de leur inanité.

Le langage – et en ce sens le film resterait fidèle à l’esprit de Lagarce – y apparaît en effet comme un foyer constant d’approximations à corriger, le lieu privilégié d’une mise au point qui s’éloigne à mesure qu’on cherche à la nommer. Tel un vêtement rapiécé jeté sur la nudité des passions, il ne cesse de mettre en lumière ce qu’il cache. En un mot chacun, y compris la victime de cette triste histoire, est ici seul avec sa souffrance en même temps qu’il ne peut se passer des siens pour l’éprouver. Une possible définition, pas la plus gaie on en convient, de la famille.

Année de création

2016