Titre
Les esprits libres
Réalisateur
LES ESPRITS LIBRES, c’est l’histoire d’une folle aventure où patients atteints de la maladie d’Alzheimer et soignants se rejoignent pour vivre une expérience thérapeutique unique faite de théâtre, de musique et de poésie. Dans cette grande maison ouverte, l’accompagnement prend une tout autre forme : plus de blouses blanches ni de couloirs aseptisés mais des esprits libres et bien vivants.
La critique du Monde
Bertrand Hagenmüller, sociologue et réalisateur : « J’espère que mon film sera vu comme une source d’inspiration, pour penser différemment l’accompagnement des malades d’Alzheimer »
« Les Esprits libres », son nouveau documentaire en salles le 30 avril, clôt le triptyque qu’il a consacré à la maladie d’Alzheimer. Ici, des patients ont quitté leur Ehpad francilien pour une résidence artistique en Bretagne. Dans un entretien au « Monde », il revient sur la genèse de ce projet qui raconte une expérience thérapeutique donnant à voir d’autres formes de soin.
Les résidents d’un Ehpad sont réunis dans une grande maison pour préparer un spectacle fait de théâtre d’improvisation, de poésie et de musique : récit sensible d’une aventure collective, Les Esprits libres porte un autre regard sur la maladie d’Alzheimer et les troubles neurocognitifs, qui touchent plus d’un million de personnes en France. Ce film, sorti en salle le 30 avril, invite surtout à repenser l’accompagnement de ces patients, trop souvent réduits à leur maladie et leur dépendance. Entretien avec le réalisateur, le sociologue Bertrand Hagenmüller.
Pour « Les Esprits libres », vous avez fait vivre à neuf résidents d’Ehpad une expérience de deux semaines en résidence artistique. Pourquoi ce choix ?
Je voulais réfléchir à ce qui peut être proposé comme autre soin à ces personnes, dans un lieu où j’aimerais moi-même vieillir, ou voir mes proches vieillir. Mais j’avais besoin d’une porte d’entrée, car je ne voulais pas quelque chose de trop général. L’idée du théâtre est venue car l’art-thérapeute que l’on voit dans le film, Emanuela Barbone, menait déjà un travail théâtral dans un Ehpad en région parisienne, en lien avec un psychologue, Kaël Lauwaert. En les rencontrant, en les regardant travailler, j’ai su que j’avais trouvé ma porte d’entrée
On a alors imaginé une grande résidence artistique de deux semaines, avec pour fil rouge le théâtre, mais aussi la présence d’une poétesse, Mélanie Leblanc, et de musiciens. On s’est autorisés à créer tous ensemble, des gens malades et d’autres qui ne le sont pas ; de tous les âges. Et cette aventure s’est concrétisée à Loctudy [Finistère], en Bretagne, dans un lieu qui ressemble à tout sauf à un Ehpad : une maison ouverte sur l’extérieur, où l’on vit vraiment comme dans une maison, bien loin du modèle hospitalier avec ses longs couloirs, ses blouses blanches, son système hôtelier…
C’est votre troisième film sur le thème de la maladie d’Alzheimer, après « Prendre soin », en 2019, et « Première ligne », en 2022. Comment l’idée de cette trilogie est-elle née ?
En tant que sociologue, cela fait une vingtaine d’années que je travaille sur le thème de l’accompagnement des vulnérabilités, et que je m’intéresse en particulier à la manière dont les institutions prennent en charge les personnes dont on dit qu’elles sont vulnérables. Cela peut être dans le champ du handicap, de la protection de l’enfance, en psychiatrie… Et c’est aussi le sujet de mes films car mes deux métiers, sociologue et réalisateur, sont complémentaires.
Pour être tout à fait honnête, je n’avais pas prévu initialement de faire un triptyque sur la maladie d’Alzheimer. J’ai commencé par un travail avec des soignants sur les questions éthiques en Ehpad, puis j’ai fait des cafés philo avec des personnes atteintes par cette maladie, et cela m’a donné envie de donner à voir la question de la relation dans le soin. Quand on demande aux professionnels ce qui est important pour eux, ils répondent que c’est la relation, mais n’arrivent pas à l’expliciter, comme si l’essentiel devenait innommable. Réaliser un documentaire sur le sujet, c’est un peu tenter de donner à voir cet essentiel qui échappe à toute définition. Pour Prendre soin, j’ai suivi quatre soignants pendant un an, avec l’idée de montrer ce qui se fait, plus que de dénoncer ce qui ne se fait pas. Bien sûr, il est nécessaire de dénoncer ce qui ne va pas, mais souvent on colonise la parole des soignants, en relevant qu’ils sont coupables de maltraitance ou victimes d’un système qui les écrase. On prend rarement le temps d’écouter leur intelligence, leur humanité… et de regarder tout ce qu’ils mettent en œuvre pour que le soin soit possible, malgré tout.
Le deuxième film sur le sujet, Première ligne, a, lui, été consacré à la crise due au Covid-19 dans un Ehpad. L’équipe d’un établissement dans lequel j’avais tourné le premier documentaire m’a interpellé parce qu’ils avaient perdu leur médecin coordinateur, mort du Covid. Ce film a permis de lui rendre hommage, et de montrer le quotidien pendant les mois d’épidémie. Les soignants se sont beaucoup filmés et je les ai filmés aussi. C’était émouvant de voir à la fois les difficultés énormes de cette période, mais aussi toute l’innovation, la créativité qu’elle a générées. Ensuite, l’idée s’est imposée de faire faire un dernier volet, pour traiter non plus du quotidien tel qu’il est mais de ce qu’il serait possible d’imaginer.
Il y a des scènes très fortes dans votre film, entre les soignants et les patients. Quels ont été les moments les plus importants dans ce tournage ?
Cela a été une expérience d’une rare intensité, pour tout le monde, je crois : les résidents, les soignants, les musiciens aussi. Et pour moi, le plus fort a été de me rendre compte que c’était possible. Il y avait quand même quelque chose de l’ordre d’un pari. Les soignants, qui eux-mêmes étaient pourtant très audacieux d’accepter cette démarche, ont commencé par dire : « Oui, mais quand même, on n’est pas dans une maison médicalisée. » « Oui, mais est-ce qu’il ne faudrait pas fermer à double tour la nuit ? » Il a fallu de l’audace, y compris au niveau de la direction de l’établissement, pour dire « on va le faire », « on va prendre le risque de le faire », sans reproduire la logique hospitalière et protocolaire que l’on connaît trop souvent en Ehpad. Pour autant, il y avait des peurs, comme dans toutes les institutions : peur que les gens fuguent, qu’ils tombent…
Je parle souvent de monoculture de l’aide institutionnelle, c’est-à-dire qu’il y a de grands champs de publics spécialisés (personnes âgées, handicapées…) qui fonctionnent relativement en huis clos, avec des spécialistes de chacun de ces publics. On peut comprendre la logique de ce système, mais quand il mène à cette surspécialisation, ce qui semble avoir toutes les apparences de la rationalité vu de l’extérieur se révèle proprement invivable et absurde quand on est à l’intérieur. Ce qui m’intéresse, c’est comment créer du lien et de l’ouverture. Comment penser et mettre en œuvre des écosystèmes fertiles, sorte de permaculture du social où il ne s’agirait plus de regrouper des « publics » vulnérables par grandes catégories mais au contraire de chercher des passerelles (par exemple des crèches au cœur des Ehpad, des colocations entre personnes Alzheimer et étudiants…). Et cette expérience, c’était exactement cela. Certains soignants sont venus avec leur compagne, il y avait un enfant de 3 ans et même un bébé. Les musiciens ne connaissaient rien à la maladie d’Alzheimer. On m’a dit : « Il faut les former à cela. » J’ai répondu non, au contraire, on va juste remettre de l’humanité.
Ce qui est frappant aussi, c’est de voir la transformation des résidents, leurs compétences qui réapparaissent…
Oui, les gens retrouvent une place, du sens. Souvent, en Ehpad, on leur dit que c’est important pour eux de marcher. Mais en fait, marcher pour aller où, pour voir qui ? Quand Pia, 3 ans, vient prendre la main de Nicole, 90 ans, en lui disant viens, viens me lire une histoire, Nicole, qui n’allait pas très bien, retrouve une place, en fait. Les résidents se sentent aussi utiles quand on prépare à manger ensemble, ou que l’on crée ce spectacle dont tout le monde a envie qu’il soit beau. Certains se sont littéralement redressés, comme Anne-Marie, qui, dans le film, a des mots très beaux sur la mémoire. Avant la résidence, elle ne parlait plus, ne bougeait quasiment plus.
Pour avoir animé des cafés philo avec des personnes atteintes d’Alzheimer, je sais qu’elles ont encore une grande capacité de réflexion sur le monde. Et pour aller la chercher, une activité comme le théâtre d’improvisation joue un rôle fondamental, car la règle est de ne jamais dire non, tout comme le font d’ailleurs au quotidien la plupart des professionnels en Ehpad. Si une dame de 90 ans vous dit : « Il faut que j’y aille, maman m’attend », et que vous lui répondez que sa mère est morte, tout s’arrête. Pour elle, c’est une grande violence, et pour l’accompagnant une grande impuissance. Il faut donc accueillir ce que la personne raconte pour improviser avec elle et construire une histoire commune. L’enjeu, c’est d’être suffisamment disponible à l’autre pour cet accueil, non pas en renvoyant le résident à un passé perdu ou à un futur hypothétique, mais en le prenant dans ce présent que permet le théâtre – et l’accompagnement en général, quand on le fait bien. Là, le vivant est encore possible, il y a plein de choses à partager.
Les soignants aussi ont l’air épanouis…
Oui, on sent qu’ils ont retrouvé le sens de l’accompagnement, qu’ils reviennent à la source des raisons pour lesquelles ils font ce métier. Par exemple, il y a Justine, qui raconte qu’habituellement, à 17 heures, elle a envie de se barrer, et là, elle continue à parler boulot à 22 heures en étant animée. Ce mieux-être a d’ailleurs été objectivé par une étude scientifique réalisée par la docteure Laure Jouatel. Chez les professionnels, huit en tout (sans compter l’art-thérapeute), elle a observé une amélioration significative de la qualité de vie au travail, et une moindre charge mentale. Cette amélioration de la qualité de vie a été retrouvée chez les neuf résidents. Ils étaient aussi en meilleure santé, avec une baisse des troubles du comportement sans majoration des psychotropes, et moins de chutes. Didier incarne bien cette progression spectaculaire. Au départ, il souhaitait sans cesse s’enfuir et devait prendre des anxiolytiques pour se calmer. A la fin du séjour, il ne prenait plus de médicaments et ne voulait plus quitter les lieux.
Votre film est magnifique, mais est-ce que, finalement, ce n’est pas une parenthèse enchantée, une utopie ?
J’espère qu’il sera plutôt vu comme une source d’inspiration. Non pas comme un modèle, mais comme un exemple parmi d’autres. Il réunit en tout cas tous les ingrédients pour penser différemment les accompagnements, créer des lieux qui ressemblent davantage à des maisons, avec des communautés qui se mêlent, des proches, des bénévoles… Bien sûr, il faut du soin, mais il devrait être remis à la bonne place, sans surjouer la médicalisation. Bien sûr, il faut aussi davantage d’argent, pour faire mieux. Mais la question n’est pas juste institutionnelle, elle nous regarde tous. Il y a besoin de repenser nos solidarités, en créant davantage de coresponsabilités. On ne peut pas juste dire « l’Ehpad, c’est horrible » et porter plainte le jour où un proche a un problème.
L’enjeu est de savoir quels risques on prend ensemble pour continuer à se sentir vivants ensemble. Car parfois, à force de vouloir protéger à tout prix, en mettant la vie sous cloche, on se retrouve dans des lieux hors-sol, aseptisés, où plus personne ne se sent vivant.
Finalement, je trouve plus subversif de montrer des modèles qui fonctionnent que de dénoncer. Dénoncer, c’est nécessaire. Mais, paradoxalement, cela pousse les établissements et les autorités à imposer encore plus de règles administratives, et cela démotive les soignants, qui se sentent dévalorisés.
Le cinéma est un bon moyen de faire réfléchir tout en nous touchant. Je souhaite que ce film, qui va se prolonger par un livre-manifeste intitulé Un autre soin est possible [accessible gratuitement en ligne sur le site du film à partir de juin], et une campagne d’impact [sous forme de plateforme numérique], permette d’échanger et de mettre sur la place publique cette question du « et maintenant on fait quoi ? » J’en suis convaincu : on peut regarder la vulnérabilité autrement, sans idéaliser, sans être naïf. Ce n’est pas naïf d’aller chercher les ressources chez les gens. C’est dur en fait, dur et exigeant d’aller chercher la joie, et de montrer que l’on peut imaginer ensemble une autre manière de prendre soin des personnes vulnérables.
Année de création